J’ai grandi avec la tradition du sacrifice du mouton durant l’Eid el-Kebir.
Nous avions la chance d’avoir un jardin dans notre logement de fonction, c’est là que mon père procédait au sacrifice du mouton à l’aube.
Je n’ai jamais osé regarder l’acte en lui-même mais j’observais mon père, et je captais dans son regard toujours un grand respect et une forme d’humilité vis-à-vis du mouton à qui il allait ôter la vie. Il récitait ses prières justes avant. Pas de forme de satisfaction mais plus celle d’un devoir à accomplir.
Dans la cuisine, il y avait des bassines pour recevoir les abats d’un côté et la viande de l’autre. Ca c’était le travail de ma mère accompagnée de tantes.
Mon père ne gâchait rien du mouton. C’était un spécialiste de la préparation des tripes.
Si enfant j’étais une grande adepte de la dégustation de la tête de mouton dominicale – une tradition culinaire de Tombouctou dont est issus mon père – Ca les tripes, ça me dégoutait. Rien que l’odeur encore fraîche des intestins m’insupportait.
J’aime bien démarrer mes interventions en public par cette histoire de tête de mouton car ça montre que TOUT est possible dans la vie. Et oui aujourd’hui je suis végane moi la plus grande carniste de la famille.
En arrivant au Mali, la présence et les bêlements des moutons dans les cours des concessions sont devenus quelque chose de naturel pendant les fêtes religieuses…
J’avais un oncle qui possédait un domaine fruitier et une ferme à Koulikoro à une soixantaine de kilomètres de Bamako. Là-bas j’assistais à toutes les étapes de dépeçage du mouton.
Pendant la majeure partie de ma vie donc, j’ai donc naturellement associé l’Eid el-Kebir appelé Aïd al-Adha dans le monde musulman et rebaptisé « Tabaski » au Sénégal, au sacrifice du mouton ou à minima d’en manger. Et j’ai intégré cela comme une évidence. Quelque chose de non négociable.
Et pour cause, l’Eid el-Kebir commémore la foi du prophète Ibrahim à son Dieu symbolisée par l’épisode où il accepte de sacrifier son fils à Dieu. Mais juste avant le sacrifice l’ange Djibril substitue à l’enfant un mouton en guise d’offrande sacrificielle.
Et c’est en souvenir de cette dévotion que les musulmans sacrifient un animal (mouton, chèvre ou bœuf) selon certaines règles notamment de respect envers l’animal : « Certes Allah a prescrit l’excellence dans toute chose. Ainsi lorsque vous tuez, tuez de manière parfaite et si vous égorgez, égorgez de manière parfaite. Que l’un de vous aiguise son couteau et qu’il apaise la bête qu’il égorge ».
Durant la Tabaski, la générosité et la solidarité envers les plus démunis doivent être mises à l’honneur : « De toute cette viande de mouton, il n’y a que ce que l’on donne qui profite : ce que l’on a mangé est avalé, ce que l’on a donné est profitable ».
Autrement dit, il est plus profitable de donner (à manger entre autres) aux autres que de nourrir une ou deux familles avec un mouton.
Le sacrifice du mouton donnait également l’occasion à des personnes de se faire une réserve de viande pour l’année.
Or comme toutes les fêtes religieuses, l’Eid el-Kebir n’échappe pas à la pression sociale, aux dérives mercantiles et aux excès en tout genre pour ne pas dire gâchis interdit par la religion (mais cela n’est pas propre qu’à la religion musulmane, Pâques et Noël n’y échappent pas).
Il faut avoir le plus gros mouton ou un mouton tout court pour être considéré comme un bon musulman quitte à emprunter de l’argent et à s’endetter. Combien de fois n’ai-je pas entendu « Alors tu as ton mouton ???» alors que l’Eid el-Kebir est censé être l’affaire de la bienveillance à l’égard des autres et non de la possession.
On s’éloigne bien trop souvent de la spiritualité et on expose ses moyens à la taille de la « bête » qui trônera dans la cour quelques jours avant le sacrifice matinal quitte à offenser les plus démunis ce qui est aussi interdit dans la religion.
Rappelons que si le sacrifice du mouton (Udhiyah) est une action recommandée, elle n’est pas une obligation.
Les deux fidèles califes eux-mêmes Abu Bakr et Umar Ibn Al Khattad – que Dieu soit satisfait d’eux – n’accomplirent pas de sacrifice de peur d’être suivis par les gens dans cette tradition.
Et c’est effectivement ce qui se passe aujourd’hui.
Acheter un mouton est devenu une injonction.
Or en dix ans, le prix moyen d’un mouton est passé de 80’000 Fcfa à 140’000 Fcfa avec des moutons allant jusqu’à 1 million de Fcfa comme Professeur, ce beau mouton Laadoum pris en photo.
Un prix conséquent pouvant permettre de nourrir beaucoup de bouches si on se focalise sur des aliments de base tels que les légumineuses et les céréales locales qui apportent de protéines et fibres.
Il n’y a rien de mal à ne pas offrir de sacrifice animal. Les pratiquants sont invités à se concentrer sur d’autres formes de sacrifice comme des actions d’aumônes touchant le plus grand nombre.
Autrement dit le prix et le sacrifice d’un mouton peuvent être remplacés par le fait de nourrir beaucoup de nécessiteux avec des plats sains à base de plantes par exemple, de donner l’argent directement à des œuvres caritatives, de faire le don de soi (en temps ou en dons de sang par exemple) ou de se concentrer sur d’autres formes de sacrifice comme l’appel au traitement bienveillant à l’égard des humains et des animaux.
« J’ai échangé quelques mots avec un jeune venu vendre les 48 moutons de son frère, éleveur à Kaolack. Le moins cher s’évaluait à 120’000 Fcfa. Et le plus gros, un beau mâle de près d’un mètre de hauteur valait 1 million de francs CFA.
Avec plus de 94% de musulmans le Sénégal est le pays le plus islamisé d’Afrique noire. La majorité de la population musulmane s’identifie aux quatre confréries principales : la Quadrya, la Tidjanya, la Mouridya et les Layeniyya.
A l’époque du chemin de fer Dakar – Bamako, les moutons venaient essentiellement du Mali. Maintenant de nombreux Sénégalais se sont lancés dans l’élevage de moutons, un business très lucratif et particulièrement avec les Laadoum (ces magnifiques mâles reproducteurs pouvant coûter de 40 à 50 millions de Fcfa). Il y a même des bergeries modernes équipées d’enclos ventilés et sécurisés.
Mais revenons à nos moutons…
Chaque année donc, les éleveurs débarquent dans les centres villes et réquisitionnent tous les espaces libres des zones urbaines pour y installer leur petit campement avec leur cheptel. Là pendant plus d’un mois humains et animaux vont se côtoyer et cohabiter. Les moutons ont à boire et à manger, vivent leur life en société, sont lavés chaque jour, bref on est loin de la vie des animaux d’élevages intensifs… Mais l’issue est tristement la même.
A l’occasion de la Tabaski, c’est près d’un million de moutons qui sont sacrifiés sur l’ensemble du territoire. Et dans ce contexte moderne, l’abattage massif d’animaux au même moment induit de nombreux problèmes environnementaux, sanitaires et de salubrité dans un pays qui n’est équipé ni d’égouts ni de stations d’épuration ni de centres de traitement des déchets.
Les semaines qui précèdent la fête, sols, eau et ressources sont monopolisés pour le bétail. Les jours qui suivent, abats, déchets et sang polluent les sols, la nappe phréatique et la mer.
Lors de mon séminaire avec le Green Islam à Istanbul j’ai rencontré des activistes véganes du monde musulman. L’occasion d’être convaincue que véganisme n’est pas antinomique d’islam.
La rencontre avec un imam végane, défenseur des animaux et antisexiste en la personne de Imam Talha Taskinsoyx m’a définitivement reconnectée avec une spiritualité qui me correspond pleinement.
Lui et les nombreux autres activistes présents ont fini de me convaincre que la religion musulmane prône le respect et la protection à l’égard des animaux et qu’il n’y a rien de mal à ne pas offrir de sacrifice animal pendant l’Aïd el-Kebir.
Les périodes de fête associées au sacrifice d’animaux peuvent être éprouvantes pour beaucoup de véganes et défenseurs de la cause animale.
Alors que la Tabaski est une célébration majeure, une grande fête où on retrouve la famille très souvent dans les régions, je ne peux pas m’empêcher d’être accablée par le sort irréversible de ces animaux sentients que je côtoie tous les jours pendant des semaines au bord de la route.
Je vois défiler en quelque sorte à ciel ouvert le destin des 4 milliards d’animaux tués chaque année dans le monde et qui finissent dans nos estomacs (très souvent à la poubelle aussi) à la différence que les moutons de Tabaski vivent une vie bien plus supportable avant leur mort que leurs congénères enfermés dans les usines qui ne voient pas la lumière du jour.
C’est ce qui est sans doute le plus cruel. Leur innocence mêlée à leur destin connu et commun.
A la veille de la fête, chacun de ces moutons aura été vendu. Ils seront séparés les uns des autres. Transportés dans un pick-up dans le meilleur des cas, parfois sur le toit d’un Ndiaga Ndiaye roulant à vive allure si ce n’est pas sur une moto pour terminer dans une cour de maison avant d’être égorgés et se retrouver quelques heures à peine dans de grands plats de riz ou de couscous.
Séparé de ses congénères. Tout seul sur cette terrasse. Sous un soleil de plomb. Accroché à la patte, ne pouvant se mouvoir. Seul face à l’interminable attente.
Ses bêlements ont le goût de l’incompréhension et de la solitude. De cette mort irréversible.
L’an passé j’ai observé durant tout un week-end le beau mouton mi-noir mi-blanc dans la maison en face de chez moi. Il était tellement grand et majestueux que j’ai eu cette naïveté à mon grand âge qu’il ne serait pas sacrifié au petit matin. Allez savoir pourquoi j’ai pensé ça.
Le lendemain, la place était vide, les gens de la maison avaient déjà passé la cour à grands jets d’eau.
J’ai fondu en larmes comme une gamine.
Je pleurerai encore et encore à chaque fête de Tabaski.
Si vous souhaitez plus d’informations sur le sujet véganisme et islam, je vous invite à visiter la page de la Middle East Vegan Society.
(c) Green-inception.com